Le 9 juin prochain au soir, les groupes ECR et ID pourraient représenter près de 170 des 720 sièges du Parlement européen, faisant de l'extrême droite la deuxième force politique du continent. Un résultat qui pourrait engendrer un changement de paradigme après des décennies de consensus des « partis de gouvernement » allant d'alliance de la droite aux écologistes. Alors que Strasbourg semblait jusque-là épargnée des mouvements à l'œuvre au sein des nations de l'Union européenne, les extrêmes droites se paieront même le luxe d'avoir des divergences internes. En effet, le groupe ECR, héritage politique européen du conservatisme britannique, défend l'entreprise, le soutien sans réserve à l'Ukraine, quand ID, d'inspiration populiste, affiche un positionnement plus étatiste et hostile à l'Otan.
Ces différences apparaissent désormais bien superficielles au regard de l'enjeu politique auquel elles font face. Marine Le Pen a récemment tendu la main à Giorgia Meloni pour la formation d'un groupe unique, que le Premier ministre hongrois Viktor Orban a récemment appelé de ses vœux dans la presse française. Le célèbre magazine britannique The Economist semble d'ailleurs l'avoir bien compris avant nous, identifiant dans sa dernière une les deux femmes, en compagnie d'Ursula von der Leyen, comme celles qui « façonneront l'Europe ». Le même The Economist qui avait représenté, au lendemain de sa victoire en 2017, un Emmanuel Macron marchant sur l'eau avec le sous-titre « Le sauveur de l'Europe ? », signe – s'il en fallait un de plus – du basculement potentiel à venir.
Cette recomposition n'est pas le fruit du hasard, ni, comme on l'entend parfois, d'une réaction naturelle à soixante ans de démocratie libérale et de mondialisation sauvage. Elle est le résultat d'un travail de fond pensé et mené conjointement aux quatre coins du Vieux Continent par une extrême droite qui a retenu les leçons d'Antonio Gramsci. Ces « ingénieurs du chaos », selon l'expression de l'écrivain italien Giuliano da Empoli, ont œuvré, dans l'ombre et avec coordination, à cette révolution culturelle qui les conduit aujourd'hui aux portes du pouvoir. Si ce travail de fond est indéniable, il est aussi favorisé par une conjoncture géopolitique et socio-économique favorable à la doctrine huntingtonienne du choc des civilisations. Cette approche a permis de légitimer leurs discours en faisant des partis d'extrême droite les champions autoproclamés d'une Europe en péril et en déclin.
Né en Italie, sous l'impulsion du philosophe Julius Evola et du néofasciste Pino Rauti, ce « contre-gramscisme » a infusé dans les têtes des jeunes leaders de l'extrême droite européenne. La France en fut l'un des laboratoires les plus édifiants. Alain de Benoist, théoricien de la Nouvelle Droite, fut le premier chez nous à défendre l'idée d'un « gramscisme de droite ». Les campagnes de Nicolas Sarkozy en 2007 et surtout 2012, largement pensées par l'idéologue Patrick Buisson, en furent probablement l'un des premiers avatars. Il se manifeste aujourd'hui par l'activisme de toute une galaxie d'intellectuels, d'entrepreneurs et d'influenceurs. Éric Zemmour, pourfendeur télévisuel régulier de « l'hégémonie culturelle de gauche » dans les années 2000, prendra aussi sa part dans cette conquête idéologique des jeunes cerveaux.
Car cette bataille culturelle se joue désormais sur un terrain nouveau : les réseaux sociaux, à l'image d'un Jordan Bardella qui use et abuse de ses codes, à grands coups de compilations de punchlines habilement montées et propulsées en haut des tendances par les algorithmes de TikTok. L'extrême droite est devenue trendy. En Italie, Giorgia Meloni a fait de son gimmick identitaire « Sono una donna ! Sono una madre ! Sono cristiana ! » l'une des marques de son succès. En Allemagne, la jeunesse dorée danse en ce printemps sur le tube « Ausländer Raus » (littéralement, « Étrangers dehors »).
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